Maître Ahmed Salem ould Bouhoubeyni, président en exercice du FNDU, dans une interview exclusive : ‘’J’aspire profondément au changement. Néanmoins je souhaite, pour mon pays, que ce changement intervienne de façon paisible et concertée ».

ven, 01/08/2016 - 12:16

Le Calame : Dans un posting publié récemment, vous avez lancé un appel aux concessions en faveur du dialogue adressé à toutes les parties, y compris l'opposition. L'article  a suscité un malaise au sein du pool politique qui, semble-t-il, s'est réuni et vous a adressé des observations, Qu'en est-il ?

Maître Ahmed Salem ould Bouhoubeyni : J’ai pris connaissance de ces informations relayées par  la presse mais je peux vous confirmer qu'il n'en est rien.
Le pool politique ne s'est pas réuni depuis plus d'une semaine.
Ensuite, si le pool politique ou un autre pool du Forum a des observations à me faire, ce qui est tout à fait normal,  nous avons suffisamment de canaux pour ne pas échanger nos observations par presse interposée.

Ceci dit il est constant qu'en matière de dialogue, aucune partie ne doit avoir l'attitude du repli dit « instinctif » ou modèle gagnant/perdant. Ce mode de négociations est souvent le recours de ceux qui  estiment ne pas devoir apporter de contribution (compétitive ou coopérative), mais  veulent tout recevoir. C’est la pire des trois méthodes possibles de négociations. Elle consiste à estimer que les concessions ne concernent qu'une partie : l’adverse. Cette méthode dite « instinctive » repose sur le principe gagnant/perdant et conduit fréquemment à perdant/perdant. Une approche construite sur la surévaluation de soi et la sous-évaluation de l'autre qui conduit à un écart absurde, dans l'interprétation des comportements de négociation. Une même attitude sera perçue de manière radicalement opposée, selon que l'autre ou moi l’adopte.

Cette forme de négociation se compare à ce style de conduite automobile où chacun est prompt à insulter (au moins intérieurement) le conducteur voisin, mais tout aussi prompt à trouver toutes les bonnes raisons de s'absoudre lui-même. C'est ce qu'on décrit comme une combinaison de biais accusatoires de l'autre et de biais excusatoires de soi.

Si je ne cède pas, c'est que je suis ferme ; si l'autre ne cède pas, c'est qu'il est têtu et ainsi de suite : Je suis ferme, il est têtu ; je suis précis, il coupe les cheveux en quatre ;
je suis intuitif, il est inconscient ; je suis clair, il est dissimulateur ; je suis juste, il est revanchard ; je suis prudent, il est procédurier ; je suis malin, il est manipulateur ; je suis conciliant, il est hypocrite ; je suis pragmatique, il n'est pas fiable ; je fais tous les efforts, lui n'en consent aucun ; mes intentions sont bonnes, les siennes sont inavouables ;
si ma proposition n'est pas acceptée par l'autre, c'est parce qu’il ne la comprend pas ;
si je n'accepte pas la sienne, c'est qu’elle est mauvaise ; si je m'énerve, c'est parce que l'autre a dépassé les bornes ; si l'autre s'énerve, c'est parce qu’il a perdu ses moyens. Bref c'est la pire manière d'aborder les négociations. Les tenants de cette thèse attendent généralement tout de l'autre partie et ne sont prêts à ne lui céder aucune concession. C’est une perception biaisée de la réalité, spontanément favorable à soi et volontiers défavorable à l'autre. Elle conduit à l'échec assuré des négociations, dès même le stade préliminaire.

En revanche, toute négociation gagnerait à choisir, en fonction des cas, l'une des deux autres approches interactives suivantes. Fondée sur des concessions mutuelles, la méthode donnant/donnant ou give and take consiste à abdiquer une partie de sa volonté au profit de l'autre. C’est une approche à prédominance compétitive (négociation par position),  cherchant à établir et à défendre une position, en vue de réaliser des gains, suite aux concessions de l'autre partie. La négociation consiste ainsi à des échanges, de façon à céder, à mon adversaire, sur des solutions qui me laissent assez indifférent et l'avantagent en forte proportion, pour autant qu'il cède sur ce qui m'est prioritaire et l'indiffère en termes relatifs.
La dernière méthode – gagnant/gagnant – est à prédominance coopérative. C’est une  négociation raisonnée fondée sur la prise en compte des intérêts des différentes parties.
C’est une démarche qui permet, par la production de valeur, de se rapprocher d'une situation où les deux parties optimisent leur satisfaction autant que possible. Elle consiste à optimiser, de manière décisive, pour l'un sans mettre l'autre en difficulté, et à combiner, immédiatement, une solution qui nous coûte peu mais apporte beaucoup à l'autre, avec une autre solution qui coûte peu à l'autre mais nous rapporte beaucoup.
Ces combinaisons et ces échanges fondent la négociation en tant que mécanisme de production et non pas seulement de partage de valeur.

- On dit qu'il existe, au sein du FNDU, deux tendances : ceux qui poussent au  dialogue – « mûharwiline » vers le pouvoir – et les autres qui y sont moins favorables. Qu'en est-il ?

- A mon avis, certains tentent d'inverser les rôles, pour faire obstacle au dialogue.
On essaye de coller, à celui-ci, la vertu de bouffée d'oxygène au pouvoir, comme une bouée de sauvetage et de solutions à ses problèmes, si bien que toute action en faveur du dialogue est devenue assimilable à une sorte de compromission, faisant le jeu du pouvoir.
Cette manœuvre tente de confiner le Forum dans un rôle passif, de complexer toute initiative de sa part en faveur du dialogue  et d'empêcher, coûte que coûte, le Forum de se réapproprier celui-ci.

Or, il convient de rappeler que le dialogue est une revendication du Forum. 
Lors de ses premières assises, en Mars 2014, le FNDU a adopté une vision stratégique qui fait, du dialogue politique, « la seule voie possible pour le règlement de la crise politique que vit notre pays ». Ceci est formellement inscrit dans le document pour le dialogue avec le pouvoir, élaboré par le FNDU. Dans ce texte, il n'est pas dit que le dialogue est la meilleure voie ni la voie idéale mais « la seule voie possible ». Il faut donc ramener le dialogue à ce qu'il est en substance ; à savoir, initialement une revendication, je dirai, même, une exigence du FNDU.

Avec un rapport de force favorable, le FNDU est, aujourd´hui, un acteur incontournable qui peut obtenir, à la table de négociations, des concessions et exiger d'être impliqué davantage, dans le processus de transition qui doit conduire à l'alternance pacifique et assurer le changement auquel aspire le peuple mauritanien. C’est cela, la bonne approche du dialogue.

- Vous n'êtes donc pas parmi ceux qui tirent vers le pouvoir ou veulent l'approcher?

- Je m’inscris dans une dynamique d'opposition depuis longtemps. Je n'ai pas de leçons d'opposition à recevoir de quiconque. Le 6 Août 2008, j'ai signé assez tôt, au nom de l'ordre des avocats, le communiqué condamnant le coup d'Etat. J’ai douze ans de combats en faveur de la justice et les droits de l'homme, au conseil de l'Ordre des avocats (six ans membre du Conseil et six ans en tant que bâtonnier). Il y a quelques mois, j'ai remis ma robe d'avocat au président de la République, en guise de protestation et pour dénoncer l'injustice.
Rassurez-vous : je suis confortablement et durablement installé, dans le statut d'opposant.
Par ailleurs, j'ai goûté au plaisir des professions libérales réussies, je suis dans un réseau de consultants juridiques internationaux et peux vous confirmer que je ne suis pas candidat aux fonctions publiques.

Sur ce plan, je vous en rassure aussi, vous ne risquez pas de me voir prochainement à l'UPR. Non pas que l'appartenance à l'UPR soit dévalorisante en soi mais je me sens bien dans mon coin et entends y rester. Cela dit, mon opposition s'accompagne de deux constantes. En un, je tiens beaucoup à mon indépendance, ma liberté et cohérence avec mes principes. Ces vertus ne seront hypothéquées par aucun autre statut, aussi glorieux soit celui de président du Forum. En deux, mon opposition n'est ni adressée  contre une personne ni en faveur d'une autre. Elle est responsable et démocratique. A cet égard, je n'ai jamais adhéré au slogan Irhal. Je suis opposant parce que j’ai une ambition pour mon pays, pour plus de justice, d'égalité, de prospérité, de stabilité et de démocratie.
J’aspire profondément au changement. Néanmoins, je souhaite pour mon pays que ce changement  intervienne de façon paisible et concertée. Tous mes efforts iront dans ce sens.
Je ne suis pas de ceux qui pensent que privilégier cette option est, en quoi que soit, compromettant.

 

- Après votre candidature à la dernière présidentielle, retirée à la dernière minute, entretenez-vous toujours l'ambition de briguer les suffrages des Mauritaniens ?
- Je suis engagé dans un grand projet politique : celui de contribuer, au sein du FNDU, à opérer le changement en Mauritanie, à tourner la page des régimes autocratiques et assurer l'alternance démocratique. Ce projet est ambitieux et doit occulter toutes les autres ambitions personnelles. Il doit être le prélude à une nouvelle approche politique moins personnalisée, mettant le citoyen  au centre de son action. Le constat qui se dégage manifestement, aujourd'hui, est celui d'une rupture entre le citoyen et ses gouvernants.
Les politiques économiques et sociales ne prennent pas suffisamment en compte les préoccupations et intérêts des citoyens.

 Le chômage, le faible et inégal accès aux services publics, les conditions de vie sont les exemples les plus éloquents du divorce. Le contrat social est rompu.
Mais il faut éviter, à tout prix, que le divorce et la rupture avec le citoyen touchent l'ensemble de la classe politique. Eviter qu'il y ait une rupture, qu'une défiance s'installe entre le citoyen et la classe politique ; plus généralement, entre le citoyen et l'élite ; que le gouffre se creuse ; ce qui conduirait une partie des citoyens à vivre comme en exil, à l'intérieur de la démocratie, et amènerait l'autre partie à chercher les remèdes dans les solutions simplistes que leur propose l'extrémisme.

- Vous préconisez une nouvelle manière de faire la politique ?

- En fait ce n'est pas une nouvelle manière de faire la politique mais il faut se rendre à l'évidence que le nouveau contexte impose une nouvelle approche qui doit s'articuler autour des deux postulats suivants : d’une part, plus de proximité avec le citoyen, pour que son vécu quotidien soit au centre de l'action politique, notamment les jeunes qui ont le sentiment de ne pas être écoutés et encore moins compris ; meilleure prise en compte, d’autre part, du péril qui nous menace, de la crise où la Mauritanie est en train de s'enfoncer.

 

- Aussi bien crise économique que sociale ?

- Effectivement. Cette crise, internationale d'ailleurs, n'est pas seulement économique mais concerne tout un modèle de société, dans un moment particulièrement délicat de transition, entre un ancien en voie de dérèglement et un neuf en pointillés (pour emprunter la formule).
Entre, d'une part, la désagrégation des structures anciennes, la profonde érosion des contenus de la tradition, la dissolution des repères hérités du passé et, d'autre part, l'extension chaotique du mode de vie urbain, l'individualisme et l'aggravation du sentiment d'inquiétude et de désarroi.

- Par quel bout faut-il commencer, pour faire face à cette situation ?

- Par le dialogue. Justement, c'est la raison pour laquelle le dialogue est le choix et l'option du Forum, dans toutes ses composantes (société civile, syndicats, personnalités indépendantes et partis politiques). En effet, le Forum considère que la co-construction constitue une opportunité, pour relever les défis posés à la démocratie. Le FNDU considère que le changement auquel aspirent les Mauritaniens gagnerait à être opéré par le biais des forces politiques et sociales porteuses de programmes et de visions sociétales.
Autrement, le système, à force de dysfonctionner, explosera de façon incontrôlée, sous l'effet de l'exaspération, le ras-le-bol, le désarroi populaire, la colère la rancœur et les menaces.

- Qu'est-ce qui, selon vous, peut relancer la dynamique du dialogue ?
- Tout simplement que le pouvoir envoie des signes forts prouvant  que le dialogue est, bel et bien, son option réelle. Qu’il réponde à la plateforme du FNDU et renoue rapidement les contacts à cet effet.

- Est-ce qu'à l'heure où le pouvoir et l'opposition n'arrivent pas à s'entendre, il faille voir émerger une troisième voie ?

- Toutes les voies doivent converger vers le dialogue, l'apaisement et le règlement des questions sociales ; la lutte contre le terrorisme, à travers la coopération internationale ; le rétablissement du lien avec le citoyen, pour tenir compte de ses préoccupations et améliorer ses conditions de vie, la démocratisation du pays, le renforcement de la justice, la saine et équitable gestion des ressources nationales. L’unique voie qu'il convient de suivre, aujourd'hui, est celle qui évite au pays l'éclatement.

- Considérez-vous que la menace est sérieuse ?

- Oui. Nous vivons une situation très tendue qui risque d'exploser à tout moment.
C’est une nouvelle donne avec laquelle tout le monde doit composer. Il faut qu'elle soit intégrée dans tous les projets. La Mauritanie fait face à des crispations communautaires, favorisées, du reste, par le déclin de l'autorité. Dans ces conditions, le péril qui nous menace est celui de l'enfermement de chacun dans ses certitudes, désignant l'autre comme coupable de toutes ses souffrances. Dans un tel contexte, chacun cherche ceux qui lui ressemblent le plus pour s'installer, côte à côte, dans une identité de plus en plus réduite.
La Mauritanie est gagnée par le succès de l'extrémisme  auprès d'une partie de la population en déshérence, en particulier les nouvelles générations urbaines, sans réelles perspectives d'avenir, qui vivent un profond malaise, renforcé par le sentiment d'être abandonnés.
La Mauritanie est marquée par la fragilité de sa cohésion sociale. Notre société n'est pas un ensemble cohérent et intégré, tant font défaut  les attributs de cette cohésion : égalité des chances et des conditions, accès effectif au droit et au bien-être économique qui permet à chacun de participer, activement, à la société et d'y être reconnu.

La Mauritanie est particulièrement menacée par le terrorisme. L’heure est grave.
La responsabilité du pouvoir est évidente et la raison d'être du Forum est de tourner cette page. Mais la situation interpelle tous les Mauritaniens, l'élite en particulier : il faut réagir pendant qu'il est temps. Les Mauritaniens sont, aujourd'hui, devant leurs responsabilités. Ceux qui auront laissé, sciemment, le pays sombrer dans le chaos, en dépit de ses divers appels de détresse, en assumeront la responsabilité devant l’Histoire. 

 

Propos recueillis par Ahmed Ould Cheikh

SOURCE/http://lecalame.info