L’impossible unité nationale (deuxième partie)/Par le colonel (E/R) Oumar Ould Beibacar

sam, 07/16/2016 - 11:56

La recrudescence

Le 13 janvier 1966, le conseil des ministres adopte le décret  66.004 fixant les modalités d'application de la loi 65.026 du 30 janvier 1965 organisant l'enseignement secondaire qui stipule dans son article 1er : «En application de l'article 10 de la loi n° 65.026 du 30 janvier 1965, l'arabe est obligatoire à partir du 1er octobre 1966 pour tous les élèves qui entrent dans les écoles secondaires. Toutefois, les élèves mauritaniens venant des établissements secondaires étrangers ne sont pas visés par les dispositions de l'alinéa premier du présent article. »

Cependant, les dispositions de l’article 2 du même décret dispensent les élèves qui se trouvent déjà dans les établissements secondaires avant la parution de la loi n° 65 026 de cette obligation, jusqu'à la fin de leurs études secondaires, mesure qui vise à atténuer les conséquences de la loi de la discorde. Mais le mal était déjà fait, et la décision du même conseil des ministres de suspendre les 19 héros signataires du manifeste du même nom et de déclencher des poursuites judiciaires contre eux va aggraver la situation. 

 

Le 19 janvier, les établissements du secondaire seront fermés jusqu’ au 4 février. Entre-temps, Mohamed Ould Cheikh, ministre de la Défense, fervent promoteur du dialogue intercommunautaire, préconise la création  d’une commission mixte chargée d’étudier en profondeur les antagonismes existant entre les deux communautés. Cette mesure est adoptée et met ainsi fin à la grève des fonctionnaires noirs, toutefois Mohamed Ould Cheikh est accusé par l’aile dure des nationalistes arabes du PPM d’être en connivence avec les communautés noires.

Le 2 février, les maures partisans de l’arabisation à outrance contre-attaquent en lançant un tract anonyme intitulé  « La voix des élèves mauritaniens ou du peuple » pour riposter contre le manifeste des 19. Ce tract dénonçait l’illégalité du décret 66004 portant application de la loi n° 65 026, condamnait « la politique qui consiste à forger de toutes pièces une ethnie noire pour noircir la Mauritanie » et considérait « la scission complète et définitive des deux ethnies comme seul remède pour assurer notre avenir ». On dirait des extra-terrestres !

 

La violence 

 

Le vendredi 4 février la rentrée des classes du secondaire s’effectue dans le calme mais le mardi 8 février à 18h 30 mn, des bagarres éclatent au réfectoire du lycée de Nouakchott entre élèves maures et noirs. Occasionnant quelques blessés légers, ces bagarres font l’objet du rapport N 4 /DGN du 10 mars 1966, établi par l’adjudant-chef Mamoye DIARRA commandant le détachement de la Garde nationale à Nouakchott qui était intervenu à temps pour éviter le pire.

 

La gravité de la situation et son évolution probable vers des affrontements généralisés, plus violents et plus durables, pouvant conduire les agents de la force publique déboussolés, à prendre parti chacun au profit de sa communauté, avec des conséquences pouvant mettre  en péril l’existence même du jeune Etat, avait amené le ministre de la Défense, en l’absence du chef de l’Etat, en visite officielle à Bamako,  à approcher l’ambassadeur de France au sujet d’une éventuelle intervention des troupes françaises à partir du point d’appui de Dakar.

Ce dernier avait envoyé un télégramme à ce sujet à Paris, auquel le général de Gaulle avait répondu en rédigeant personnellement la note suivante : « Nous exécuterons notre accord de défense avec la Mauritanie, s’il y a lieu, c’est-à-dire dans les cas suivants : Subversion visant à porter atteinte à la personne du Chef de l’État ; Attaque de la Mauritanie par un autre État (notamment le Maroc). En dehors de ces obligations nous n’avons pas à prendre parti par les armes à l’intérieur de la Mauritanie. Signé : Charles de Gaulle. »

Le mercredi 9 février à 8 h 45mn, toujours selon le rapport de l’adjudant-chef Mamoye Diarra, une bagarre éclate entre les maures et les noirs dans les rues de Nouakchott, à hauteur du camp de la fanfare. Un peloton de la Garde, relevé sur l’effectif déployé au lycée, commandé par lui-même, intervient pour prêter main forte à une compagnie de police débordée, par l’ampleur des évènements.

Une foule monstre, très agressive, complètement excitée, n’avait pu être contenue par les forces de l’ordre. Le peloton de la Garde ainsi que la compagnie de police, n’ayant pas l’autorisation de faire usage des armes, s’étaient contentés de limiter les dégâts au lieu de s’interposer entre les deux groupes.

C’est en fin de matinée à 11h 30 mn, à l’arrivée des renforts de l’Armée et de la Gendarmerie que la situation a été totalement maitrisée selon le rapport de l’adjudant-chef Mamoye Diarra. Mais le bilan de cette première journée était très lourd. Le père de la Nation cite dans ses mémoires le nombre de 6 morts et 70 blessés, démentant formellement les chiffres, qu’il qualifie de fantaisistes, cités dans les mémoires de Jean-François DENIAU, ambassadeur de France au moment des évènements et qui parlent de 60 morts.

À ce sujet, Jean-François Deniau indique dans ses mémoires que l’adjoint de son homologue espagnol, le colonel Troncoso (ancien d’Ecouvillon) lui avait fait part d’informations inquiétantes selon lesquelles des Maures auraient organisé la venue par camion depuis l’Adrar de nombreux Haratines, afin de « donner une leçon aux Noirs » et de montrer que les activistes négro-mauritaniens ne peuvent compter sur une solidarité de cause avec ces derniers.

Deniau décrit une situation catastrophique  à Nouakchott : « des groupes de 20 à 30 Haratines attaquent à coups de bâton, dans le quartier de la Medina, les Négro-Mauritaniens isolés. » L’ambassadeur soupçonne les autorités de tolérer et de soutenir les émeutiers, et accuse des éléments du corps des gardes-cercles de participer publiquement au massacre des noirs: « Au Ksar [quartier de Nouakchott] la garde nomade (tous bidanes) s’emploie à maintenir les Noirs pendant que d’autres noirs les assomment et les égorgent ».

 

Le retour au calme

 

Ce mercredi noir, 9 février à 12h 30, l’avion du père de la Nation atterrit à l’aéroport de Nouakchott en provenance de Bamako. A l’issue du cérémonial d’usage, le Président est pris en aparté par l’ambassadeur de France qui lui fit l’entretien suivant, cité dans ses mémoires : « Jean François Deniau me dit que son gouvernement était prêt à nous envoyer, à partir de la base de Dakar, des éléments de troupes pour nous aider à rétablir l’ordre, dès que j’en formulais la demande. Je le remerciai et lui dis qu’en cas de nécessité, je lui ferais signe. En attendant il ne devait pas bouger. »

Le père fondateur, avait ainsi décliné poliment mais fermement la proposition française car pour lui, « une intervention des troupes françaises serait en quelque sorte un désaveu trop spectaculaire de la politique d’indépendance au regard de l’ancienne métropole qu’il a souvent tenu à affirmer personnellement».

Le lendemain, jeudi 10 février, un décret présidentiel nomme le capitaine Moustapha Ould Mohamed Saleck, assurant l’intérim du chef d’état-major national, le titulaire, le capitaine Mbarek Ould Bouna Moktar étant en stage, comme responsable du maintien de l’ordre et de la sécurité de Nouakchott, secondé par les lieutenants Thiam El Hadj et Soueidatt Ould Weddad et, et met toutes les forces de l’ordre à sa disposition pour l’accomplissement de sa mission.

Un couvre-feu est instauré, de 18h30 à 7h du matin à Nouakchott, les établissements secondaires de Nouakchott sont fermés jusqu’au lundi 4 avril, et des missions d’information et d’explication mixtes composées,  chacune, d’un haut responsable maure et d’un haut responsable noir sont envoyées dans les principales localités du pays.

Le vendredi 11 février, arrestation d’une quarantaine de personnes, appartenant aux deux ethnies,  accusées d’incitation aux désordres parmi lesquelles les 19 héros du manifeste. Le dimanche 13 février, l’union des travailleurs de Mauritanie publie le communiqué suivant : « elle affirme son soutien indéfectible au président Moktar Ould Daddah, symbole de l’unité, et l’assure, ainsi que le gouvernement, de son appui sans réserve pour trouver, dans le cadre national, une solution qui sauvegarde la coexistence harmonieuse entre les deux ethnies ». Le même jour des heurts sans gravité sont signalés à Mbout et à Maghama.

La situation sécuritaire consécutive à ces événements scolaires avait été bien maitrisée.  Le capitaine et ses compagnons avaient fait preuve, selon le président de la République, « d’une loyauté inébranlable, d’une grande fermeté et d’une grande discipline ». Ils avaient réussi incontestablement à rétablir l’ordre, dans les meilleurs délais, sur toute l’étendue du territoire national, en envoyant des renforts conséquents et au bon moment, par avion, pour dissuader les populations d’Aioun El Atrouss et de Kaédi, alertées pour la circonstance.

Le 23 mai, un décret pris en conseil des ministres, nomme les membres de la cour de sûreté de l’Etat, juridiction d’exception préconisée le 19 février par une commission ad hoc, désignée par le gouvernement au sujet des événements des 9 et 10 février, pour juger exclusivement les 19 héros du manifeste. Cette cour n’eut jamais à siéger.

Les 19 héros, même si on peut les accuser d’incitation au désordre, ne peuvent être considérés, dans le pire des cas, que comme complices. Les véritables émeutiers responsables de la mort de 6 personnes ou plus, et des blessures de 70 autres, dont certains ont été formellement  identifiés par les forces de l’ordre, ne semblent pas avoir été inquiétés. Le père de la Nation, premier responsable de cette situation, ne parle pas d’éventuelles poursuites judiciaires contre ces criminels, ni d’éventuelles réparations au profit des victimes, ce qui est vraiment déplorable.

Cette impunité est inadmissible, surtout dans une République islamique naissante. L’adjudant-chef Mamoye Diarra écrivait dans son rapport cité plus haut : « N’ayant pas reçu l’ordre d’arrêter les meneurs, les manifestants se sont sentis libres de leurs mouvements et notre intervention consistait seulement à calmer ou à limiter les dégâts… » C’est ce laxisme, qui accrédite la thèse de la complicité des autorités nationales, défendue par Mohamed Ould cheikh, « le ministre des noirs » alias Hamid Almouritani, l’un des acteurs principaux de ces événements, dans un livre paru en 1974,  et par l’ambassadeur de France dans ses mémoires.

 Ces six martyrs, ou plus, tous noirs, doivent être nécessairement identifiés et promus comme martyrs de la République, les martyrs du problème linguistique qui s’éternise, catalyseur de ces événements, déstabilisant notre équilibre intercommunautaire indispensable à notre survie en tant que nation. L’Etat doit payer à leurs ayants droit une Diya conséquente et leur présenter ses excuses solennellement. Mieux vaut tard que jamais.

Leurs noms doivent être inscrits en lettres d’or sur une stèle à l’endroit même où ils ont été massacrés, par leurs frères, pour nous rappeler notre bêtise, pour que cela ne se recommence jamais. Leurs meurtriers, qui ont ainsi échappé à la justice des hommes, manipulés ou pas, n’échapperont pas à la justice divine ainsi que leurs éventuels commanditaires.

Au cours des  missions d’information et d’explication, un vieux sage négro-mauritanien du Gorgol, avait tenu les propos suivants devant la délégation du parti du peuple : « … Toutes ces affaires sont des histoires de jeunes intellectuels ; nous n’y comprenons rien, nous autres anciens. Nous, paysans de la vallée, avons toujours cohabité avec les maures, avec lesquels il nous arrive de nous disputer à cause des destructions provoquées dans nos champs par leurs troupeaux, ou à propos de la priorité d’utilisation d’un point d’eau. Dans ce cas, nous arrivons toujours à régler à l’amiable nos différends. Mais le plus souvent, nous vivons en bon voisinage, en échangeant nos produits et en nous rendant mutuellement service. Et puis nous sommes frères en Islam ». En effet, comme l’a si bien dit ce vieux sage, toutes ces affaires sont des histoires de jeunes intellectuels. Ce sont les jeunes intellectuels arabophones qui avaient commencé, en improvisant l’injuste arabisation à outrance pour trouver de la place, la riposte a été immédiate de la part des jeunes intellectuels noirs à travers le manifeste des 19 en dénonçant  l’imposture, pour garder leur place.

En mars 1978, les jeune intellectuels maures noirs dénoncent à leur tour l’injustice faite à leur communauté et revendiquent leur place. En avril 1986, les jeunes intellectuels noirs récidivaient à travers le manifeste du négro-mauritanien opprimé, pour dénoncer l’injustice faite aux noirs, pour qu’ils retrouvent leur place dans la République, spoliée par les arabophones. Depuis deux ou trois ans, les jeunes intellectuels bijoutiers manifestent de temps à autre devant la présidence, pour réclamer leur place.

Les jeunes intellectuels musiciens, ainsi que les jeunes intellectuels métis européens, nos frères nasrani, préparent sans doute,  leurs manifestes pour exiger, eux aussi, leurs places dans la République.  Les causes profondes de ce malaise, ayant conduit à cette ruée de tous ces intellectuels à la recherche de leurs parts, sont liées à la mauvaise répartition des places, et des ressources, entre maures et noirs, entre maures et maures, entre noirs et noirs, pour l’accès au pouvoir économique, social et politique national, accaparé injustement par le pouvoir dictatorial et féodal des tribus depuis l’indépendance.

(A suivre)