Entre « failles » et « fractures » !

lun, 01/26/2015 - 15:35

« C’était la tentation du Désespoir ; et le jeune homme la combattit de toutes ses forces. Comme une ombre triste, il allait et venait dans ces bâtiments, il plaidait, il argumentait, il exigeait avec colère, d’être reçu, jusqu’à ce que se fasse entendre le « Non » définitif ; jusqu’à ce que les hommes jettent dehors le perturbateur, lui reprochant d’être stupide, déraisonnable, sans jugement, de se rebeller en vain contre la loi divine

   Alors, de cette vision de splendeur, toute la gloire lentement s’évanouit, abandonnant derrière elle la terre grise et sévère qui roulait sans fin, accablée par son sombre désespoir. Même les mains pleines de gentillesse qui se tendaient vers lui des profondeurs de ce matin morne semblaient appartenir au royaume des ombres pourpres. Il les regardait avec froideur, et demandait : ‘’Pourquoi devrais-je lutter par une grâce spéciale, alors que le chemin qui mène au monde est fermé ?’’ », WEB Du Bois, Les âmes du peuple noir, Paris, La Découverte, 2007, p. 2009. 
Il est temps d’accepter « l’existence […] de fractures ou de lignes de failles dans la topographie de [la filiation] » entre les Haratin et les Négro-mauritaniens pour sortir de ce que j’appelle désormais le « mensonge utile ». Ce sont ces « lignes de faille » et ses différentes « fractures » que nous voulons nous dissimuler qui constituent pour moi la définition fondamentale de ce que j’entends par la notion de « mensonge utile ». Il ne s’agit pas de nier les possibilités voire ce que nous appelons l’obligation d’union des luttes pour vaincre une oppression commune qui provient d’une communauté singulière : les Safalbe. Il ne s’agit pas aussi de nier que l’ensemble haratin est composé de membres d’origine ethnique diverse. Il ne s’agit pas de nier qu’en procédant à une archéologie sociale qu’on puisse tomber sur une strate qui renvoie à l’ensemble noir ouest-africain. Il ne s’agit pas de refuser qu’une union est possible. Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit d’autre chose de plus sérieux et qui mérite un arrêt. Il s’agit de ne pas prendre à la légère les situations d’ambiguïtés culturelles et identitaires car cette posture de simplification fausse la volonté et annihile l’esprit. 
L’union est une intelligence et non une simple volonté guidée par les « pulsions » sentimentales. Les similitudes « culturelles » n’ont de sens que quand elles sont fondées sur la base d’une profonde réflexion politique et non seulement sur le registre d’un rappel et d’une énumération statistique, chromatique ou « originelle ». Toute attitude qui dénie à la politique sa force vitale donc son essence d’unir les contraires sur la base de compromis solides et discutés. Il me semble, là j’exagère mes propos et à dessein, que la posture des Négro-mauritaniens ressemble à une volonté non déclarée « d’élever et d’éclairer » la communauté haratine, c’est-à-dire la « réveiller » comme pour lui faire amorcer un « retour » problématique vers son substrat ethnique pluriel, divers et difficilement identifiable aujourd’hui. Rappelez-vous la création du Libéria, les volontés de Marcus Garvey…. Il m’est impossible de procéder ainsi sinon nous nous perdrons dans les dédales des origines fantasmatiques. L’entreprise est hasardeuse et le constat empirique de leur appartenance passée aux différentes ethnies ouest-africaines ne mérite pas mention car elle est évidente. Ce qui n’est pas encore évident c’est le projet de société envisagé avec les Négro-mauritaniens. C’est cela le problème. Cette tentative de « repersonnalisation » arrogante ressemble à ce désir inhumain de continuer à les maintenir dans les chaînes de l’esclavage. Voilà pourquoi je suis contre cet amalgame improductif qui structure ce « mensonge utile » que nous véhiculons et que nous entretenons, sur la base de leurs lointaines origines, depuis quelques années. 
D’ailleurs nous pouvons bien dater l’introduction du volet esclavage dans le discours de revendication des Négro-mauritaniens. Cette thématique n’a pas encore d’épaisseur historique dans notre vocabulaire de lutte et mérite, à mon sens, qu’on en discute sérieusement sinon nous perdons notre temps dans des proclamations dont les lendemains n’auront aucune incidence sur nous ; si aucune modalité de réflexion sur un projet de société commune n’est envisagée. Cependant chacun est libre, certes, d’interpréter comme bon lui semble, mais cela ne changera en rien les « lignes de faille » et les « fractures » réelles qui rompent les continuités culturelles supposées et complexifie les luttes. J’ai même envie d’aller plus loin dans le soupçon en disant que si tel est le cas : les Haratin sont haalpulaar, soninke ou wolof que faire des anciens esclaves dans ces mêmes communautés ? Quelle est leur origine ethnique ? Et s’ils devaient revendiquer leur retour dans leurs ethnies d’origine que faire ? Attention dey ! La Guinée est en train d’en souffrir à cause des jeux politiques. En effet, beaucoup d’anciens esclaves de la société peule tentent, depuis que la démocratie est là, d’opérer un retour vers leurs ethnies d’origine et cela engendre des conflits internes dans la société peule du Fuuta Jaloo. C’est d’ailleurs très dramatique car les mémoires sont têtues. J’en veux pour preuve cette association de Endam Billali qui rassemble d’anciens esclaves du Fuuta « sénégalais » qui tiennent « un congrès annuel » et qui revendiquent leur place dans l’exercice du pouvoir local et leur visibilité tout court. Toutes ces choses doivent nous informer pour que cet amalgame disparaisse de nos discours et qu’on travaille sérieusement le projet du vivre ensemble avec nos différences. 
La couleur commune que les Haratin et les Négro-mauritaniens partagent ne constitue nullement un motif d’union et leurs revendications sont totalement différentes même s’ils luttent contre un même système. Ces deux éléments ne sont pas susceptibles de les « relier entre eux, comme par magie…. ». La Mauritanie est devenue trop complexe car les luttes ont pris de nouvelles trajectoires, de nouveaux acteurs sont là avec leur tactique et leurs objectifs à court, moyen et long terme, une nouvelle mentalité est en gestation et sa gestion me semble plus difficile à appréhender. Il suffit d’un petit tour en Mauritanie, ou bien de nous lire dans les Forums pour se rendre compte de toutes ces incertitudes dans le langage, les stratégies divergentes à adopter, des jalons difficiles à poser et qui méritent d’être interrogés par nous. Le dernier événement en date en Mauritanie [l’identification des sépultures des disparus de 1960 à nos jours] connait déjà des fortunes diverses qui méritent aussi notre attention avant qu’il ne soit virer dans les caniveaux de sa forte politisation. 
En définitive, on ne doit pas « détruire une vérité et inventer l’histoire » pour reprendre les termes de James Baldwin qualifiant le discours de Malcom X [Lire James Baldwin, Malcom X, Martin Luther King, Nous, les Nègres. Entretiens avec Kenneth B. Clark, Paris, La Découverte, p. 42]. Il faut donc accepter ces « failles » et ces « fractures » une fois pour toute et réfléchir sur les Assises des Nègres de Mauritanie. 

Dakar, le 24/05/2011 
Abderrahmane NGAÏDÉ (Bassel)